L’uniforme : une seconde peau

Qu’ils soient laids ou jolis, les uniformes de travail ont de grands pouvoirs, dont celui de transformer l’identité des personnes qui les endossent.

Son «costume de superhéros». C’est ainsi que Marie-Claude Lemieux a affectueusement baptisé l’uniforme qu’elle porte lorsqu’elle vole aux quatre coins du monde à titre d’agente de bord chez Air Canada.

Robe, pantalon ou tailleur bleu marine, le choix varie selon ses humeurs. Ce costume, toujours agrémenté d’un foulard rouge cerise, a le pouvoir de la transformer illico en ce personnage aimable et accessible qu’elle doit incarner à titre de professionnelle du service à la clientèle. «La seconde où je l’enfile, je n’ai plus de vie privée, dit-elle. Dans le bus, dans le métro ou à l’épicerie, les gens me demandent de quel pays j’arrive, ils m’interrogent sur une destination voyage… Et je ne peux évidemment pas me permettre d’être désagréable!»

Car elle risquerait alors d’entacher la réputation de son employeur et, ultimement, de perdre son emploi. «L’identité d’une personne en uniforme est partiellement sous la tutelle de la compagnie qu’elle représente», explique Denyse Roy, professeure en design industriel à l’Université de Montréal.

Si certains travailleurs sont forcés de porter un hideux sweatshirt brun avec une casquette de la même eau, c’est la faute des stratèges militaires! L’origine de l’uniforme remonte à l’Antiquité, alors que les légions romaines s’en servaient pour différencier leurs frères d’armes sur le champ de bataille, relate Michel L’Italien, chef de section – Musées des Forces canadiennes à la direction Histoire et patrimoine. L’uniforme a depuis évolué en une multitude d’accoutrements qui outillent, protègent et surtout identifient les travailleurs qui les endossent. Le port de cette seconde peau exige d’avoir la couenne dure ou du moins l’humilité de voir son identité temporairement réduite à un logo, et parfois à l’objet d’un fantasme!

Environ 60 % des compagnies québécoises de 50 employés et plus tiennent à habiller leurs travailleurs de façon formelle, évalue Jean Leblanc, directeur des ventes pour le fabricant de vêtements Louis-Hébert Uniforme, à Laval. «L’uniforme, c’est une question de fierté d’entreprise et de publicité. Il y a en effet beaucoup de logos sur ces vêtements», dit-il.

Lourds atours

Ne serait-ce que pour enrayer les cas de laxisme vestimentaire au travail, qui sont légion, le port d’un uniforme se révèle souvent utile, constate Chantal Lacasse. Cette spécialiste de l’étiquette en affaires conseille de nombreux chefs d’entreprise ébahis par le manque de jugement de leurs employés quand ils s’habillent pour aller travailler. Le problème est que les travailleurs portent avant tout des vêtements qui les reflètent eux, et non pas l’image professionnelle que leur employeur souhaite les voir dégager, explique-t-elle.

La Gendarmerie royale du Canada a dépensé 58 millions de dollars entre 2002 et 2007 pour vêtir ses quelque 20 000 agents.

Peu importe ses couleurs et ses coutures, l’uniforme de travail reflète l’idéologie d’une entreprise et son image de marque. Il sert aussi à la reconnaissance visuelle d’une profession et informe sur le rôle social d’une personne. «Par exemple, l’habit du policier permet au public de repérer rapidement quelqu’un à qui se fier dans une situation de danger», illustre Mariette Julien, docteure en communication et professeure à l’École supérieure de mode de Montréal.

Un uniforme de travail a certes le pouvoir de faire impression sur les gens. En 2000, aux États-Unis, l’International Textile and Apparel Association a mené une étude mettant en doute la pertinence d’adapter un uniforme à une clientèle cible. «Dans des avions transportant des passagers qui partaient en excursion sportive, des agents de bord portaient des pantalons cargos et des t-shirts. Leur comportement a glissé; ils sont devenus familiers au point où ils ont perdu la capacité d’imposer l’ordre», souligne la professeure Denyse Roy.

Dans le domaine de la santé, l’uniforme est surtout préconisé pour des raisons d’ordre sanitaire. Mais il incarne aussi une nécessaire preuve de professionnalisme. «J’ai étudié pour devenir infirmière. Porter l’uniforme est pour moi une sorte d’accomplissement. Il rehausse mon sentiment de responsabilité sociale», dit Marie-Flore St-Thomas, qui pratique à l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal.

Dans le cas des pompiers ou des électriciens, il contre surtout les dangers auxquels le travailleur est exposé. Mais dans le monde militaire et policier, l’uniforme est d’un naturel haut gradé, qui doit symboliser l’autorité. Le sergent Jacques Brunelle, auteur d’un livre sur l’histoire des atours des employés de la Gendarmerie royale du Canada, indique que l’organisme a dépensé 58 millions de dollars entre 2002 et 2007 pour vêtir ses quelque 20 000 agents. L’attirail le plus coûteux? L’uniforme cérémonial, notamment constitué de la fameuse veste écarlate et du chapeau de feutre Stetson, devenus des symboles canadiens reconnus partout dans le monde.

C’est un fantasme collectif; l’agente de bord représente la fille toujours en voyage, ouverte au libertinage…
– Marie-Claude Lemieux, agente de bord

Alex, un agent de stationnement de la Ville de Montréal, porte un symbole moins reluisant sur ses épaules. Et il en paie le prix. Il se fait régulièrement insulter lorsqu’il arpente les rues. Il faut dire que le mot «stationnement» brille sur le manteau noir ou les chemises qu’il porte lorsqu’il est en service. Vêtu de cet uniforme officiel, il devient subitement le méchant qui sème des contraventions à tout vent. Comme il a auparavant travaillé dans le milieu des bars et en tant qu’intervenant auprès des jeunes, Alex a une bonne carapace qui lui permet de gérer les confrontations. Mais selon lui, certains confrères plus «fragiles» éprouvent des difficultés.

«Une de mes collègues a déjà reçu une bouteille de verre sur la vitre arrière de sa voiture, déplore-t-il. Un autre s’est fait cracher dessus alors qu’il patrouillait dans la rue!» Pour sa part, il a récemment entamé des poursuites judiciaires contre un citoyen pour menace, intimidation et voies de fait, parce que ce dernier l’avait bousculé et avait tenu des propos racistes à son égard.

Objets de désir

Le regard des gens change aussi lorsque Richard Carpentier, un grand brun costaud de 39 ans, enfile sa combinaison beige et jaune fluorescente, communément appelée le bunker suit des pompiers. «Dans les yeux des hommes et des femmes que je croise, il y a du respect et aussi parfois du désir! Les notions de force et de courage liées au métier de pompier suscitent peut-être un fantasme, je ne sais pas… Ce qui est sûr, c’est que beaucoup de personnes nous font des beaux sourires et sont très gentilles avec nous», témoigne d’un ton rieur le lieutenant aux opérations et président du Syndicat des pompiers de Laval.

La connotation «sensuelle» du métier d’agent de bord amuse aussi Marie-Claude Lemieux. «Dans l’avion, on se fait régulièrement donner une carte, un numéro de téléphone ou de chambre d’hôtel. C’est un fantasme collectif; l’agente de bord représente la fille toujours en voyage, ouverte au libertinage…» Si, par cordialité, les agentes acceptent parfois le papier qu’on leur tend, celui-ci prend la plupart du temps le chemin de la poubelle!

De son côté, la jeune Ericene, gérante d’un restaurant Subway à Montréal, se fait parfois appeler «Mme 12 pouces, 5 dollars» dans la rue, en écho à un récent jingle publicitaire. C’est qu’elle porte alors le polo et la casquette arborant le logo de la chaîne. Le seul hic dans le port de cet uniforme : l’odeur tenace du parmesan qui s’incruste chez elle lorsqu’elle lave son kit. Il reste que celui-ci lui épargne bien des taches de moutarde sur ses propres vêtements!

Gratuit ou pas?

Tant qu’il respecte la Charte des droits et libertés, un employeur peut exiger le port du «vêtement particulier» – qui remplace depuis 2003 le terme «uniforme» dans la Loi québécoise sur les normes du travail. Il doit toutefois en assumer le coût si le travailleur gagne le salaire minimum. Un travailleur qui gagne plus peut être appelé à payer son uniforme. En général, les uniformes portant le nom de l’entreprise sont fournis – et donc payés – par l’employeur.

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