L’économie, c’est pour tout le monde


Jim Stanford n’est pas un économiste comme les autres. Abhorrant les graphiques et les calculs savants, il est plutôt du genre à interpréter un blues à la guitare (un clip sur YouTube en fait foi) pour intéresser le commun des mortels à des questions comme la prospérité, le travail ou les inégalités.

Employé par le syndicat des Travailleurs canadiens de l’automobile, Jim Stanford prend régulièrement part aux débats publics, que ce soit comme chroniqueur dans le Globe and Mail, comme panéliste au journal télévisé de la CBC ou comme blogueur dans le site du Forum économique progressiste.

Il publiait en novembre 2011 la version française de son dernier essai, intitulée Petit cours d’autodéfense en économie – l’abc du capitalisme. Son message aux travailleurs ordinaires : l’économie, ce n’est pas sorcier et, surtout, ça vous regarde!

JOBBMM Qu’est-ce qui échappe aux citoyens dans le discours économique ambiant?
Jim Stanford L’économie ne se résume pas au PIB ou aux fluctuations des marchés boursiers. Il s’agit de notre vie de tous les jours. C’est le travail effectué par chacun de nous pour produire de la valeur ajoutée, que ce soit sous la forme de biens ou de services.

L’économie concerne aussi ce que nous faisons avec ce que nous produisons : Qui en profite? Pour quel usage? Est-ce qu’on gaspille? Est-ce qu’on partage? Ces questions touchent tout le monde et sont trop importantes pour être laissées entre les seules mains des économistes.

Pourquoi l’économie nous semble-t-elle si complexe alors?
JS Je crois que les élites économiques le veulent ainsi.

Premièrement, la manière dont on enseigne l’économie dans les universités est inutilement compliquée, dans le but d’occulter les principaux enjeux. Si vous avez décidé d’étudier cette discipline parce que vous vous intéressez à la pauvreté, au développement du tiers monde ou à la manière de stopper le réchauffement climatique, vous allez être déçu. Dès votre premier cours, vous serez confronté à une formule mathématique décrivant deux lignes sur un graphique. En plus de fausser ce qu’est réellement l’économie, cela dégoûte d’emblée neuf étudiants sur dix, qui iront plutôt étudier la sociologie ou la philosophie. C’est une vraie tragédie!

Le même phénomène se produit dans les médias. On invite toujours un économiste – de préférence un économiste en chef – pour nous dire ce qui est bon pour nous. Au lieu de réfléchir à l’utilité de ce que nous produisons ou aux manières de mieux travailler, on s’en remet au point de vue d’un technocrate.

Profite-t-on de notre manque de connaissances pour nous tromper?
JS On nous pousse à accepter des choix douloureux sous prétexte qu’il n’y a pas d’autre issue.

Pensons à la vague d’austérité qui sévit dans les finances publiques en Europe et qu’on voit aussi au Canada. On nous dit qu’il n’y a plus d’argent. Mais ce qui compte n’est pas tant l’argent à notre disposition – l’argent est une construction sociale de toute manière. Ultimement, notre niveau de vie dépend de notre capacité à produire.

Or nous pouvons produire mieux que jamais, car nous avons acquis de nouveaux savoirs, de nouvelles technologies et une meilleure productivité. Il est donc faux de croire qu’on ne peut plus se permettre les mêmes systèmes de santé, de formation universitaire ou de transport en commun que l’on avait il y a cinq, dix ou quinze ans.

Dans votre livre, vous soulignez que la plupart des économistes se réclament de l’école de pensée néoclassique. De qui parlez-vous exactement?
JS L’approche néoclassique de l’économie est née dans les années 1870. Elle est basée sur la croyance selon laquelle les forces du marché vont équilibrer l’offre et la demande pour tout : les travailleurs, les produits, les services, le capital et les ressources environnementales.

Encore de nos jours, cette approche est dominante dans les universités, les gouvernements et le milieu des affaires. Selon cette logique, par exemple, quiconque est prêt à travailler en échange d’un salaire peut obtenir un emploi. Mais c’est inexact, puisque l’offre n’est presque jamais égale à la demande sur le marché du travail.

Vous soutenez que les banques centrales cherchent à maintenir le chômage à un certain niveau. Est-ce une théorie de conspiration?
JS Parler de théorie de conspiration donne l’impression que des tractations ont lieu à huis clos. En fait, ceux qui déterminent les politiques économiques, comme les dirigeants de la Banque du Canada, sont très explicites. Pour eux, le concept de plein emploi, c’est un marché du travail équilibré où il y a encore un certain nombre de chômeurs. Ils parleront alors de «chômage naturel».

C’est impossible, mais leur théorie va comme suit : si nous étions vraiment en présence de plein emploi, les salaires augmenteraient, le pouvoir de négociation des travailleurs serait très fort, et celui des employeurs en serait érodé. Donc, non seulement le chômage a toujours été une composante permanente du capitalisme, mais c’en est aussi une composante souhaitée.

Et comment les banques centrales influent-elles sur le taux de chômage?
JS Quand elles estiment que le taux de chômage est trop bas et que les travailleurs sont trop confiants, elles augmentent les taux d’intérêt pour ralentir l’économie et l’emploi. Couper dans les dépenses du gouvernement est une autre option. On peut aussi réduire la sécurité du revenu, assouplir les lois sur le salaire minimum et les syndicats, pour rendre les travailleurs structurellement moins forts.

Quel niveau de chômage les banques centrales cherchent-elles à atteindre?
JS La Banque du Canada visait traditionnellement un taux de 8 ou 9 %. Aujourd’hui, elle vise probablement plutôt 6 ou 7 %, parce que les institutions qui protègent les travailleurs, tels les syndicats, se sont affaiblies. Mais jamais les banques centrales ne laisseront le taux de chômage réel tomber à zéro, car les travailleurs bénéficieraient d’un trop grand pouvoir.

Dans les années 1960 et 1970, les taux d’emploi étaient très élevés. La situation déplaisait aux employeurs, qui espéraient une main-d’œuvre plus disciplinée. Nous avons donc vu les banques centrales effectuer un virage vers une version plus dure du capitalisme dans les années 1980, afin que les employés se mettent à craindre pour leurs jobs. Au cours des 30 dernières années s’est donc installé un contexte où plus personne ne tenait plus rien pour acquis.

Au Québec actuellement, les employeurs semblent plutôt chercher à retenir la main-d’œuvre, compte tenu du creux démographique. Les employés n’ont-ils pas plus de pouvoir dans ce contexte?
JS Évidemment, les employeurs vont tenter de retenir certains travailleurs qui possèdent des compétences très pointues. Mais je n’ai pas encore vu la preuve d’une véritable pénurie de main-d’œuvre. Les employeurs se plaignent de ne pas trouver de candidats qualifiés quand ils en ont besoin. Mais c’est en partie dû à leur propre paresse : ils ne veulent plus former les gens. S’il y avait vraiment une pénurie de main-d’œuvre, on verrait les salaires augmenter. Or, les salaires réels n’ont pas augmenté depuis un quart de siècle.

Vous semblez nostalgique des trois décennies d’après-guerre où on a connu des investissements massifs dans les services publics. Ces dépenses n’ont-elles pas engendré une dette publique importante?
JS C’est exactement le contraire. La part de la dette publique dans l’économie canadienne a atteint un niveau minimal au milieu des années 1970. Nous avons développé de nombreux services et nous les avons payés parce qu’à l’époque, l’investissement privé était élevé de même que la création d’emplois. Les déficits ont commencé à grossir à partir du virage néolibéral. Et avec la crise actuelle, si nous avons encore des déficits, ce n’est pas parce que nos services publics sont trop généreux, mais à cause d’une récession clairement causée par la crise financière.

Sommes-nous sur la bonne voie au Canada?
JS Absolument pas. Le gouvernement fédéral actuel est le plus néolibéral que nous ayons jamais eu. Son but est de redistribuer la tarte vers le haut plutôt que de l’élargir, c’est clair. Par exemple, il accorde des baisses d’impôt à des entreprises qui n’accroissent pas leurs investissements.

Et qu’en est-il du Québec? Plusieurs commentateurs nous trouvent trop endettés, trop pauvres, trop dépendants des autres provinces…
JS L’économie du Québec affiche un bel équilibre entre le secteur public, le secteur privé et le tiers secteur (les organismes sans but lucratif). Votre réseau de caisses populaires joue aussi un rôle stabilisateur : vous n’êtes pas aussi empêtrés dans les manigances de la haute finance que le reste du Canada. Vous avez de grandes forces, mais vous avez quand même besoin de plus d’investissements publics et privés.

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