Internet ne rend pas stupide

Cathy N. Davidson
Cathy N. Davidson, auteure d'un essai sur l'attention
Photo : The News & Observer, John Rottet

Soumis au flot constant d’informations et de distractions de l’ère numérique, nous serions en train de perdre notre capacité d’attention, disent certains auteurs. D’autres avancent même qu’Internet nous rend crétins.

Cathy N. Davidson, vice-doyenne des études interdisciplinaires de l’Université Duke en Caroline du Nord, croit au contraire qu’Internet pourrait nous rendre plus intelligents.

lle défend ce point de vue dans l’essai Now You See It: How the Brain Science of Attention Will Transform the Way We Work, Live and Learn (Maintenant vous le voyez : Comment la science de l’attention du cerveau va transformer notre manière de travailler, de vivre et d’apprendre). Un ouvrage qui se veut une invitation à profiter pleinement des possibilités technologiques du XXIe siècle.

Dans l’introduction de son essai, Cathy Davidson décrit une expérience célèbre menée en 1999 par Daniel Simons de l’Université de l’Illinois et Christopher Chabris de l’Université Harvard.

Dans la vidéo Avez-vous vu le gorille?, un groupe de personnes jouent au basketball. On donne pour consigne aux spectateurs de compter le nombre de passes entre les joueurs. À la fin, on demande aux sujets s’ils ont vu le gorille. Seule une minorité répond par l’affirmative, malgré le fait qu’un individu déguisé en primate a traversé l’écran, en se livrant à quelques pas de danse. Puis on repasse la séquence et, cette fois, tout le monde voit l’étrange apparition.

C’est ce qu’on appelle la cécité cognitive : le cerveau humain se concentrant habituellement sur une chose à la fois, il nous empêche de voir une situation dans son ensemble.

Cathy Davidson n’y voit pas une limitation, mais une occasion de mettre en commun nos différentes perceptions pour mieux s’y retrouver dans la complexité ambiante : certains sont plus habiles à compter les passes, d’autres ont l’œil pour les détails incongrus tel un gorille dans une partie de basket.

JOBBM Votre livre explore les différentes formes que peut prendre notre attention. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à cette question?
Cathy N. Davidson Je n’en pouvais plus d’entendre les commentateurs dans les médias se lamenter à propos de notre capacité diminuée d’attention et blâmer les technologies, alors qu’à l’Université, je voyais régulièrement passer des dossiers scientifiques qui disaient le contraire.

J’avais aussi mes raisons personnelles : j’ai su très tard, à l’âge de 27 ans, que j’étais dyslexique avec des troubles de l’attention. Avant ça, mes professeurs m’avaient souvent dit que j’étais «têtue» parce que j’avais du mal à faire mes devoirs en suivant les mêmes règles que les autres élèves. Malgré cela, j’ai obtenu un doctorat sur l’histoire de l’imprimerie de masse aux États-Unis.

Notre capacité d’attention est-elle moins grande qu’autrefois? CD Depuis 150 ans, notre société mesure l’attention dans une perspective tayloriste – c’est-à-dire en fonction de l’accomplissement d’une tâche distincte dans un temps donné –, qu’il s’agisse de visser des boulons sur une auto, de rédiger un rapport, de lire un roman, etc.

Mais l’ère numérique est en train de changer profondément notre mode d’attention, puisque nous sommes fréquemment à faire plusieurs choses à la fois : parler au téléphone, consulter nos courriels, lire le fil des actualités ou de Twitter, travailler sur un dossier, etc. Nous ne sommes donc pas moins attentifs (au contraire), mais notre attention est fragmentée. Ce n’est ni bon ni mauvais, c’est simplement le nouvel ordre des choses.

Vous soutenez que les écoles préparent mal les jeunes pour le monde d’aujourd’hui. Pourquoi?
CD Nos écoles primaires, secondaires et même les universités accordent peu d’importance au champ des nouveaux médias et des nouvelles technologies. Aux États-Unis, et ailleurs en Occident, on demeure obsédés par les examens standardisés – les subventions étatiques sont d’ailleurs souvent liées à la performance des élèves à ces épreuves où il y a de bonnes et de mauvaises réponses. Or, de nombreuses études ont démontré qu’apprendre par cœur les bonnes réponses est une forme très peu utile d’apprentissage. De plus, c’est une méthode d’évaluation qui est complètement déconnectée de la réalité d’aujourd’hui.

Nous vivons dans une ère où il y a un partage d’informations complexes, des mises à jour et, surtout, de la rétroaction constante. Pensez seulement aux critiques de restaurants sur le Web; tout le monde a maintenant son mot à dire! Dans le cours que j’enseigne à l’Université Duke (intitulé This Is Your Brain on The Internet – Votre cerveau sous l’influence d’Internet), les élèves effectuent certains travaux sur des blogues ou en formule wiki (document collaboratif), donc ils sont également notés par leurs pairs.

À mon avis, apprendre à donner et à recevoir du feedback et à travailler en collaboration est l’un des outils les plus précieux à acquérir de nos jours. C’est aussi l’une des clés pour stimuler l’attention. On n’a qu’à penser aux jeux vidéo, qui fonctionnent sur ce principe de rétroaction constante : on voit à quel point ils retiennent l’attention des jeunes.

Concrètement, qu’est-ce que nos écoles pourraient faire différemment?
CD En plus des apprentissages de base comme la lecture, l’écriture et les mathématiques, il faudrait mettre l’accent sur l’acquisition d’une pensée critique, sur l’innovation, la créativité et la résolution de problèmes.

Pourquoi les enfants n’apprendraient-ils pas, par exemple, les rudiments de l’écriture de code informatique? Après tout, c’est ce code qui nous permet de mener la plupart de nos activités quotidiennes!

À quel point nos milieux de travail sont-ils mal adaptés aux nouvelles réalités technologiques?
CD Nous travaillons encore pour la plupart dans des bureaux isolés censés limiter les distractions, alors que nos ordinateurs nous connectent en tout temps avec une tonne de distractions : la rencontre scolaire de notre enfant, le tournoi de hockey, la maladie d’un proche, etc.

On commence à peine à trouver des moyens d’organiser la cohabitation de toutes ces facettes de nos vies. En même temps, trop de responsables des ressources humaines croient pouvoir contrôler les employés, en imposant, par exemple, des horaires rigides de 9 à 5. Or, beaucoup d’entre nous sommes «branchés» à notre travail à travers la technologie sur une plage horaire beaucoup plus longue – qui ressemble plus à du 5 à 9 – sans avoir besoin d’être assis dans un bureau.

Interdire l’accès aux réseaux sociaux n’est pas non plus une bonne idée. Des recherches en Australie ont montré que les gens étaient en fait MOINS productifs lorsqu’ils n’avaient pas accès à Facebook et compagnie. On voit qu’il est très difficile de se concentrer sur une tâche – surtout si elle est ennuyante – sans prendre des pauses pour se distraire. Cela devrait nous amener à réfléchir à l’importance du plaisir dans le travail. L’attention et la motivation sont inextricables.

Comment peut-on donc améliorer la qualité de l’attention au travail?
CD Encore là, les principes du jeu peuvent nous servir : on sait que le cerveau est très alerte lorsqu’on joue. Ce que j’entends par «jeu», c’est de proposer des défis stimulants aux gens et de savoir calibrer ces défis pour maintenir la motivation.

On pourrait s’inspirer, par exemple, des techniques utilisées par les physiothérapeutes qui font de la réhabilitation. Les défis sont chaque jour un peu plus grands, mais assez raisonnables pour bâtir la confiance.

Également, je crois beaucoup au crowdsourcing (faire appel aux internautes pour créer du contenu ou résoudre un problème, par exemple). La technologie nous permet de miser sur la complémentarité des aptitudes individuelles. Il faut être prêt à essayer des choses nouvelles et ne pas avoir peur du chaos.

Des exemples comme Wikipédia ou des logiciels libres comme Firefox ont démontré que les meilleures idées ressortent lorsqu’il n’y a pas de cadre trop rigide.

La chose la plus précieuse que j’ai apprise sur le cerveau humain en rédigeant ce livre est notre formidable capacité de désapprendre certaines choses pour en apprendre de nouvelles. Internet n’est pas en train de nous rendre fous ni stupides. En mettant de côté nos vieilles certitudes, nous avons la chance de participer en temps réel à une nouvelle ère pour l’humanité.

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