Faut-il dévoiler son salaire?

Problèmes de couple, guéguerres entre employés, excès de partys : aucune conversation n’est trop chaude pour la machine à café du bureau. Sauf la rémunération. Un sujet «pas touche», qui relève presque du «secret défense». À qui profite ce silence?

«Au travail, tout le monde sait que je suis gai. Par contre, personne ne connaît mon salaire. On accepte implicitement de ne pas aborder le sujet», affirme Sébastien Dubeau, 29 ans, ingénieur en géotechnique chez Dessau, une société d’ingénierie. Comme les autres, il se fie aux échelles salariales fournies par la direction lors des rencontres annuelles avec ses supérieurs, où se discute son augmentation.

Pourtant, il y a quelques années, alors qu’il travaillait dans une plus petite entreprise, transgresser ce tabou s’est révélé payant. «En comparant nos salaires lors d’un souper entre employés de même niveau, nous avons constaté des écarts de 5 à 10 %», raconte-t-il. Il a mis cette information à profit au moment de la négociation de son contrat. «Je savais que ma charge de responsabilités s’apparentait à celle de mes collègues mieux payés. Le patron m’a accordé l’augmentation demandée», confie le jeune homme.

Calcul différentiel

À la Banque Nationale, comme dans d’autres organisations du secteur financier, le code de déontologie invite les employés à ne pas divulguer leur salaire. Selon Éric Boutet, conseiller à la rémunération pour cette institution, outrepasser ces directives et discuter ouvertement d’argent nuit au climat de travail. «Imaginons que j’apprenne qu’un collègue qui fait un travail équivalent gagne 110 000 $ alors que j’en gagne 85 000, suppose-t-il. Ça peut amener plein de jugements de valeur qui ne sont pas souhaitables.» Et ce, même si une raison justifie cet écart. «Mais les gens n’ont aucune idée du calcul rationnel derrière la rémunération», ajoute-t-il.

Les montants inscrits sur les chèques de paie ne tombent effectivement pas du ciel. Pour déterminer la rémunération de ses employés, une entreprise prend en considération leur formation et leur expérience. Certaines font également appel aux services de firmes spécialisées qui documentent les salaires versés par des entreprises concurrentes. Au bout du compte, les employeurs prennent soin de ne pas créer d’inégalités avec des salaires trop disparates, estime Denis Morin, professeur agrégé en gestion des ressources humaines à l’UQAM.

Ce qui n’éradique pas les jalousies pécuniaires pour autant. Surtout que certains employés sont parfois tentés de faire le paon au moment de discuter d’argent. «Beaucoup se pètent les bretelles avec leur compte de dépenses ou leur voiture de fonction pour faire valoir qu’ils gagnent plus qu’un autre. D’autres incluent le REER collectif dans leur calcul, alors que cela ne fait pas partie du salaire comme tel», explique Normand Fafard, associé chez Normandin Beaudry, un cabinet qui fournit aux entreprises des conseils en rémunération et en avantages sociaux. Une distorsion de la réalité qui peut nourrir inutilement des rancunes. Et qui justifie qu’on se garde une petite gêne au sujet de la rémunération, croit-il.

Taire la taille des chèques de chacun permet également aux patrons de régler les écarts de salaire en douce, quand il y en a. Normand Fafard cite en exemple le cas d’un distributeur de produits alimentaires, dont les vendeurs, surnommés «la famille royale», étaient surpayés par rapport à la concurrence et à leurs collègues des autres services. Si cette disparité avait été étalée au grand jour, le chef de l’entreprise aurait eu une petite révolution sur les bras. Il a plutôt décidé de mettre seulement le directeur des ressources humaines dans la confidence, histoire de disposer de temps pour corriger cette erreur en rétablissant graduellement l’équilibre entre les rémunérations des employés de l’entreprise et les conditions du marché.

Transparence, svp

Pour minimiser les frictions, une entreprise gagne à expliquer clairement à ses salariés son processus de rémunération en publiant les échelles salariales et les grades qui s’y rattachent, croit Denis Morin. «Par contre, les salaires individuels doivent rester secrets, car ils dépendent d’informations très personnelles», juge-t-il.

Mais même dans les boîtes où les politiques salariales semblent limpides, les zones d’ombre peuvent perdurer. C’est ce que constate Maxime (qui souhaite garder l’anonymat), délégué médical dans une entreprise pharmaceutique de la région mont­réalaise. Comme tous les employés de sa boîte, il reçoit un salaire correspondant à un certain grade. Pour progresser d’un grade à l’autre, il doit accomplir certaines tâches, comme augmenter les performances de ventes de son territoire.

Mais comment savoir si le collègue qui investit plus dans l’amélioration de son handicap au golf que dans la prospection de médecins a obtenu une augmentation substantielle? «Certains divulguent leur pourcentage de hausse, mais jamais les chiffres absolus», raconte Maxime. Et pour cheminer vers le haut de l’échelle, encore faut-il être dans les bonnes grâces du patron et se faire confier des projets porteurs d’avancement. Sinon, bonjour la stagnation. Une collègue de Maxime, coincée au même échelon depuis des lunes, étale d’ailleurs régulièrement sa frustration et lance aux petits jeunots qu’ils doivent largement faire son salaire, même si elle n’a aucun moyen de le vérifier.

Conventions élastiques

En théorie, l’épais mystère entourant la rémunération se dissipe à l’intérieur des entreprises où des conventions collectives sont en vigueur (dans lesquelles travaillent 40 % des salariés québécois). En pratique, ce n’est pas toujours le cas. Il y a quelques années, le Syndicat des communications de Radio-Canada (SCRC), qui regroupe des journalistes, des recherchistes et des animateurs, a découvert que les salariés n’étaient pas tous égaux face aux échelons.

Car en plus de leur salaire, certains décrochent à l’abri des regards indiscrets des bonis souvent fort substantiels. «Les primes d’expertise, qui peuvent représenter près de 10 000 $ en plus du salaire, se négocient à la gueule du client, et dépendent de l’épaisseur du carnet d’adresses du salarié», s’indigne Daniel Raunet, qui préside le Comité de vigilance pour l’égalité salariale au SCRC. «Quelques gros poissons disposent de 30 jours de vacances supplémentaires par an.»

«Au travail, tout le monde sait que je suis gai. Par contre, personne ne connaît mon salaire. On accepte implicitement de ne pas aborder le sujet.»
— Sébastien Dubeau, ingénieur en géotechnique chez Dessau

Le silence autour des rémunérations additionnelles joue en faveur des quelques privilégiés qui touchent des primes, puisque les autres salariés n’ont même pas conscience qu’ils pourraient réclamer davantage. Ce manque d’équité, parfois au sein d’une même équipe, met en colère l’animatrice Anne Godin, la Joël Le Bigot des Maritimes. «Je trouve ça profondément injuste. Moi, je touche mon salaire, c’est tout, même si je travaille très fort.»

Le Comité de vigilance lutte fort contre cette omertà. Il a obtenu récemment de la direction que 9 femmes journalistes d’Enjeux et de Zone libre obtiennent un total de 93 000 $ de compensation. Motif invoqué : une nette discrimination avec leurs collègues masculins, qui bénéficiaient de primes généreuses.

Le cas de Radio-Canada ne serait pas unique. La pratique existe notamment dans les universités, où les professeurs issus de secteurs compétitifs (donc où la rémunération est élevée) comme le droit ou l’informatique reçoivent parfois des primes généreuses pour compenser leur retrait de l’entreprise privée. Ces sommes restent à la discrétion des doyens.

Comme quoi, même dans les entreprises syndiquées, briser le tabou de la rémunération peut rapporter.

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