Choix de conjoint, choix de carrière

En novembre 2011, Sheryl Sandberg, la numéro deux de Facebook, adressait cette remarque aux femmes : «Le plus grand choix de carrière que vous ferez, c’est la personne que vous épouserez.» À bien y penser, cette déclaration pourrait se révéler plus juste qu’il n’y paraît. Et pas seulement pour les femmes.

Lorsqu’il a rencontré sa blonde il y a une quinzaine d’années, Jean-Philippe Filiatrault ignorait que cette dernière allait changer sa vie. Pas seulement parce qu’elle deviendrait la mère de ses enfants, mais aussi parce qu’elle modifierait sa trajectoire professionnelle.

C’est pour passer plus de temps avec Annie, alors étudiante en orthopédagogie, que Jean-Philippe a commencé à faire du bénévolat avec elle dans un organisme de loisirs pour jeunes handicapés. Rapidement, son talent avec les jeunes a été reconnu, et Jean-Philippe n’a pas hésité à troquer sa chienne de mécanicien industriel contre un t-shirt de camp d’été quand on lui a offert un poste de moniteur. Il venait de diminuer son salaire de moitié.

«Après mon DEP en mécanique industrielle, mon plan de carrière était de démarrer ma propre entreprise», se souvient Jean-Philippe. Mais son expérience auprès des jeunes handicapés s’est révélée déterminante : après le camp d’été, Jean-Philippe a décidé d’effectuer un certificat en intervention éducative, puis une technique en éducation spécialisée. Aujourd’hui, après avoir occupé plusieurs postes d’éducateur, notre ancien mécanicien est agent de développement pour une entreprise de soins de santé. «Je ne suis pas sûr que je me serais retrouvé là si je n’avais pas rencontré Annie», dit-il.

On prête toutes sortes de pouvoirs à l’amour, et il a certainement celui d’infléchir le cours d’une carrière, que ce soit vers le haut, vers le bas ou vers une dimension insoupçonnée! Mais ces changements de direction peuvent donner mal au cœur. «La séparation entre vie professionnelle et vie privée est l’une des six sources de conflits majeurs dans les couples», explique le sexologue Yvon Dallaire.

Des carrières ralenties

Si Jean-Philippe a trouvé sa vocation au détour de l’amour, d’autres, au contraire, ont trouvé dans leur partenaire un véritable boulet professionnel. C’est le cas d’Amélie. «Ces jours-ci, ça passe ou ça casse», dit-elle de sa relation de deux ans avec un conjoint qui gêne ses ambitions dans le show-business. «Comme c’est un gars qui manque d’assurance, il est un peu jaloux. Dès que je vis un succès, il devient le nuage sur mon soleil», explique-t-elle. Il la questionne sur ses sorties tardives, réprouve son approche des relations publiques, juge ses affiches de spectacle, selon lui trop osées. «Je ne le laisserai certainement pas saboter une carrière que j’ai mis 16 ans à bâtir!»

Dans une entrevue accordée à Makers.com, un site Web documentaire sur le succès des femmes, Sheryl Sandberg, la directrice de Facebook, en rajoute sur les effets de la vie de couple sur la carrière : «Si vous vous mariez, assurez-vous d’épouser le bon gars», dit-elle, soulignant d’un même trait que son conjoint, David Goldberg, chef de la direction de SurveyMonkey, lui offre son soutien tant dans les tâches ménagères que dans l’éducation des enfants. «Et si vous pouvez épouser une femme, c’est encore mieux, puisque le partage des tâches tend à être plus équitable entre deux femmes!» poursuit-elle avec une pointe d’humour.

Ce qu’il ne faut pas créer, c’est un rapport de dépendance financière.
— Francine Descarries

Que l’on soit dans un couple homosexuel ou hétérosexuel, «ce qu’il ne faut pas créer, c’est un rapport de dépendance financière», précise Francine Descarries, professeure au Département de sociologie de l’UQAM et responsable du Réseau québécois en études féministes. Elle se désole toutefois de constater qu’en règle générale c’est encore la femme qui met sa carrière de côté pour élever les enfants. Selon l’Enquête sur la population active de Statistique Canada, en 2008, le taux d’emploi chez les mères de 25 à 44 ans était de 78 %, contre 90 % chez les pères – un écart de 12 points.

«Dans le temps, c’était plus simple»

Il s’agit pourtant d’une progression, si l’on compare à la situation il y a 10 ans, et d’une véritable révolution, quand on pense à celle que nos parents et grands-parents ont connue. Pour le meilleur ou pour le pire? Au moins, dans le temps, c’était plus simple, convient Yvon Dallaire. «Les tâches étaient clairement départagées. La femme était la reine du foyer, l’homme, le pourvoyeur, et les deux acceptaient cette situation.» Aujourd’hui, il faut négocier des ententes où les deux sont gagnants, ce qui peut relever de la contorsion.

En témoigne le concept de l’émission L’Amour est dans le pré, téléréalité où des couples doivent se former autour des contraintes professionnelles de cinq agriculteurs. Alain Audet, président de la Fédération de la relève agricole du Québec, admet qu’exploiter une ferme représente de longues heures de travail et des obligations quotidiennes strictes, comme la traite des vaches. Mais la situation a tout de même évolué, note-t-il. «Traditionnellement, l’agriculture était une entreprise familiale où les deux conjoints étaient impliqués. Aujourd’hui, les mentalités ont changé, exploiter une ferme n’empêche plus les conjoints d’avoir une vie professionnelle à l’extérieur», dit-il. Reste que pour une fille qui rêve d’une carrière internationale, mieux vaut ne pas épouser un fermier.

Les couples traditionnels existent encore. Ex-directrice marketing, Isabelle Deslandes a quitté son emploi pour se consacrer à ses enfants. Cette décision, elle l’a prise minutieusement avec son conjoint, qui fait un assez bon salaire pour subvenir aux besoins de toute la famille. Le couple marié a convenu d’une entente en cas de rupture, de façon à ce que la mère ne se retrouve pas sans le sou du jour au lendemain.

Pour Isabelle, il s’agit d’un choix qui lui permet de se réaliser autrement que dans le travail. «Ç’aurait été différent si je ne m’étais pas déjà épanouie professionnellement. Après huit ans comme directrice marketing, je me sentais accomplie», dit-elle. La mère au foyer nouveau genre ne s’est pas croisé les bras : elle a pris des cours d’œnologie et organise des événements et voyages sur le thème du vin.

«Une situation que seule une poignée de femmes d’une certaine tranche de la société peut se permettre», croit toutefois Francine Descarries, car avoir des passe-temps, ça coûte de l’argent. «À long terme, le statut de femme au foyer comporte des risques documentés de dépendance économique, d’isolement social et de fragilité psychoaffective», dit-elle.

Amour ou compétition?

S’il vaut mieux avoir chacun son gagne-pain, qu’en est-il lorsqu’on convoite la même tartine? Kim Lizotte et Guillaume Wagner ont tous les deux pour ambition de réussir comme humoristes. Les trois ans qui les séparent de l’obtention de leurs diplômes respectifs de l’École nationale de l’humour écartent toute possibilité de comparaison malsaine. «Je sais que je ne suis pas encore rendue à faire mon one woman show», explique Kim. Même si leurs candidatures se sont croisées aux auditions de gala, l’amour n’a jamais cédé sa place à quelque sentiment d’envie que ce soit. «Au contraire, dit Kim. Je regarde la carrière de Guillaume, et ça me permet de relativiser, de ne pas faire les mêmes erreurs.»

Et si Guillaume voulait faire carrière à Paris? «Je pense qu’on irait quand on serait prêts tous les deux», dit la belle brune. La question se pose, puisque suivre ou non son conjoint à l’étranger peut être le point de bascule entre carrière et amour.

Heureusement, certains employeurs prévoient le coup. «Lorsqu’elles font déménager un employé, les entreprises nous consultent pour que nous trouvions un emploi adéquat au conjoint ou à la conjointe», dit Robert Potvin, fondateur d’Optimum Talent, une firme de gestion de carrière. Parfois, ça peut même améliorer les conditions d’emploi du conjoint.

Dans le cas de Laurent Drissen et de sa conjointe, Carmelle Robert, c’était plus compliqué : les deux sont astrophysiciens. Dans leur domaine, les emplois ne se comptent que par dizaines au pays, et une proposition à l’étranger se refuse difficilement. Surtout lorsqu’elle vient de la NASA. «En 1990, j’ai accepté un poste à l’institut du télescope Hubble, raconte Laurent. Carmelle m’a suivi à Baltimore, où elle a pu terminer son doctorat et établir des contacts, ce qui lui a permis d’y trouver du travail.»

Mais en 1994, le couple, qui vient alors d’avoir un enfant, décide de se rapprocher de la famille, et Carmelle accepte un poste de professeure à l’Université Laval. Laurent a dû patienter jusqu’à 2000 avant de dénicher à son tour un emploi à la hauteur de ses compétences. «En attendant, on m’a trouvé un travail précaire de responsable informatique auprès des chercheurs. C’était un énorme compromis salarial, mais les conditions de travail de Carmelle compensaient», explique-t-il.

«Quand c’est l’homme qui fait des sacrifices, la clé du succès est qu’il n’ait pas un ego trop important!» révèle Robert Potvin, une affirmation qui, avec l’égalité des sexes, s’applique peut-être de plus en plus aux femmes.

Chose certaine, le choix du conjoint peut réellement avoir des répercussions sur la vie professionnelle, qu’il s’agisse d’un changement de cap ou d’une baisse de régime. Peut-être que les conseillers d’orientation devraient songer à se recycler en conseillers… matrimoniaux.

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