Bientôt la téléportation?

Gilles Brassard
Gilles Brassard, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en informatique quantique
Photo : David Simard

Bien peu de choses sont impossibles, selon l’informaticien Gilles Brassard.

Si se téléporter d’un endroit à un autre devient un jour aussi banal que de monter dans sa voiture, ce sera en bonne partie grâce à un gamin surdoué du quartier Ahuntsic, à Montréal.

À 10 ans, Gilles Brassard maîtrisait déjà le calcul différentiel. À 13 ans, il commençait ses études en informatique à l’Université de Montréal. Et à 24, il y était engagé comme professeur, après un doctorat en informatique théorique.

Trente ans plus tard, le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en informatique quantique n’a rien perdu de sa singularité. Cet informaticien considéré comme faisant partie des plus influents au monde dit être stimulé par les idées en apparence «farfelues». «Il y a peu de choses dont je dis qu’elles sont impossibles, sauf l’astrologie, pour laquelle je n’ai aucun respect! Même certains phénomènes soi-disant extrasensoriels, comme la télépathie, je ne peux affirmer que ça n’existe pas.»

Cette ouverture d’esprit explique pourquoi il a pris la peine d’écouter le quidam qui l’a apostrophé sur une plage de Porto Rico, un après-midi d’octobre 1979, en affirmant qu’il connaissait une manière de fabriquer des billets de banque impossibles à contrefaire. «Une rencontre magique qui a changé ma vie.»

Car cet inconnu, le physicien américain Charles Bennett, allait l’initier à la mécanique quantique, la science étudiant des phénomènes physiques à l’échelle atomique ou subatomique (par exemple, les interactions entre les photons, ces particules transportant la lumière). Dans cette branche de la physique née au XXe siècle, les lois défient celles du «monde classique», auxquelles nos sens nous ont habitués.

On y étudie, par exemple, l’intrication, soit le fait que deux particules sont parfois si liées que la manipulation de l’une génère instantanément un changement chez l’autre, même si des années-lumière les séparent. «En somme, les particules intriquées ne forment plus qu’un seul système, bien que non local», explique l’informaticien de 56 ans.

C’est justement l’étude de cette caractéristique qui a permis à Gilles Brassard, Charles Bennett, l’informaticien québécois Claude Crépeau et trois autres chercheurs d’inventer la téléportation quantique, à l’occasion d’un remue-méninges dans le bureau de Brassard, en 1992, à Montréal. «Ça nous a pris moins de 24 heures. Onze jours plus tard, nous soumettions l’article à la revue américaine Physical Review Letters, qui l’a publié en 1993.»

«Prenons une paire de photons intriqués. Pendant la téléportation, le photon au point d’envoi transmet son «état», sa polarisation par exemple, au photon placé au point de réception. Mais seule l’information sur le photon se déplace – pas la matière comme telle. «La particule téléportée ne bouge pas physiquement, mais elle perd son état, qui apparaît chez l’autre particule», explique Gilles Brassard. Cette transmission de l’état se fait instantanément, mais sous une forme encryptée par la Nature. L’envoyeur transmet au récepteur la «clef de décryption» afin que ce dernier obtienne une copie de l’état téléporté.»

«Ce n’est pas demain la veille que les scientifiques réussiront à téléporter des humains, à cause de la quantité d’information qu’il faudrait déplacer.»

Le texte a eu l’effet d’une bombe : à ce jour, il a été cité plus de 7 000 fois, selon l’outil de recherche Google Scholar. Il a mené à de nombreuses expériences de téléportation quantique à travers le monde, dont une réalisée en 2004 sur une distance de 600 mètres, d’une rive à l’autre du Danube, à Vienne, en Autriche.

Amateurs de science-fiction, vous serez toutefois déçus : aucun organisme vivant n’a jamais été téléporté. Les cobayes de ces essais sont plutôt des particules intriquées. Et encore, ce ne sont pas les particules comme telles qui se déplacent, mais leur «état».

Ce n’est pas demain la veille que les scientifiques réussiront à téléporter des humains, à cause de la quantité d’information qu’il faudrait déplacer, estime l’informaticien. Par contre, il verra peut-être apparaître de son vivant le premier ordinateur quantique, une machine dont la puissance pourrait surpasser celle de tous les ordinateurs actuels réunis. Mais si ça n’arrivait pas, ça ne l’«empêchera pas de dormir», soutient-il.

Ce qui le rend vraiment heureux, c’est la réussite de ses élèves, dont plusieurs sont maintenant à leur tour professeurs à l’université. Il leur répète toujours de s’accrocher aux idées auxquelles ils croient, aussi délirantes soient-elles. Même si personne n’y adhère au début. «Insistez. Cette idée, c’est peut-être le point de départ d’une révolution.»

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